Politique

Nous avons évité à notre Afrique le sort du Congo

La Croix 28/9/1967

Quelle tempête sur Saint-Malo ! La mer toute d'écume et de bave se déchirait sur les digues. Les mouettes tourbillonnaient affolées. Si fort hurlait le vent qu'il dominait par moment nos voix, dans ce casino aux immenses verrières couronnées d'embruns.

Et soufflait encore une tempête politique. Mai 1958. Dernier congrès du MRP en IVe République. Le redoutable honneur m'était échu de présenter le rapport sur l'Union Française, pendant que, sous le signe de l'Algérie Française, se déroulait la révolution des dupes. Je tremblais de commettre une maladresse verbale qui eût rendu plus difficile encore la position de notre ami Pierre Pflimlin.

Pourtant, j'avais conscience, parlant au nom du Mouvement, que je pouvais le faire la tête haute. Simple militant, mais témoin privilégié de ce secteur politique, l'Outre-Mer, je savais que de l’œuvre de mes amis depuis 1945 le bilan était positif, malgré des insuffisances, des lacunes et même, parfois, des infidélités à soi-même.

Des principes alors révolutionnaires

Lancé dans mon texte comme dans une aventure, telle était ma crainte, j'évoquais intérieurement le premier congrès du MRP, celui de 1945 où, sous la présidence de Jean-Jacques Jouglas, Louis Aujoulat avait présenté ce même rapport, mais qui portait encore le titre « politique coloniale ». J'évoquais l'orateur proclamant ces principes qui nous firent tant vilipender.

Il disait : « Il ne peut être question de reprendre, quand on parle de colonies, certaines formules qui autrefois paraissaient naturelles, mais qui impliquaient … des idées de domination ou d'utilisation intéressée à des fins économiques ou stratégiques ». Il disait encore : « L'organisation de la communauté française (oui, un vocable dont nous pouvons revendiquer la paternité) implique que soit respectée la personnalité économique sociale et culturelle de chacun d'eux. Elle ne veut leur imposer ni une manière de vivre, ni une manière de penser ». Plus révolutionnaire encore pour l'époque cette phrase qui, note le procès-verbal, fut applaudie : « Sans doute avons-nous le droit de considérer notre civilisation et notre culture comme dignes d'exportation, mais ce n'est pas une raison suffisante pour les imposer d'office à des gens qui veulent bien se compléter à notre contact, mais qui désirent d'abord rester eux-mêmes (comme cette phrase sonne son Marcel Grimaud) » Et l'orateur s'élevait contre la prétention de « faire avec les colonisés des Français malgré eux ».  Il allait plus loin, protestant contre le paternalisme impérial : « Qu'il ne soit plus question de travailler au bien-être de ces populations sans elles et sans avoir consulté leurs représentants qualifiés ».

Pour mesurer l'audace de ces propos, rappelons-nous que nous ne les tenions pas si longtemps après les manifestations provoquées par les « Chansons Madécasses » de Ravel ! Ainsi, quel tollé de la part de ceux qui, aujourd'hui, jouent les champions de la décolonisation, parce qu'Aujoulat s'était écrié : « L'aboutissement... c'est l'émancipation tant sur le plan économique que sur le plan social, intellectuel et politique », ajoutant : « Qu'on fasse accéder – et sans esprit de retour – les élites indigènes à l'administration de leur pays et à la gestion d'affaires qui sont après tout leurs affaires ».

Ces propos paraissent aujourd'hui bien anodins, ne fût-ce que nous avons fait pénétrer ces idées dans une opinion alors rétive. En 1945, ils nous firent qualifier d'incendiaires.

De congrès en congrès, nous n'allons pas cesser d'affirmer, face parfois à un colonialisme déchaîné, ces revendications humaines. Mais traiter de l'outre-mer dans un congrès politique était déjà, à l'époque, une originalité. Nous fûmes bien heureusement exemplaires et assez vite d'autres formations nous imitèrent, si bien que, dans une France pourtant négligente, s'est, à l'époque, maintenue une conscience d'outre-mer.

Continuité de la politique africaine

Ces thèses que développait Aujoulat en 1945, allaient inspirer notre action, celle de nos ministres de la France d'outre-mer, Paul Coste-Floret, Jean Letourneau, Pierre Pflimlin, Robert Buron, Jean-Jacques Jouglas, Pierre-Henri Teitgen, André Colin. Car la IVe République, contrairement à ce qu'on affirme, fut l'époque des grandes continuités politiques au service des grands desseins. Les présidences de gouvernement changeaient, mais les missions des Affaires étrangères bâtissaient, dans la continuité l'Europe ; mais rue Oudinot se succédaient des ministres d'un même esprit, attachés à une même œuvre, et quand y passaient des parlementaires d'autres formations, Mitterand ou Jacquinot, nous leur devons cet hommage qu'ils surent ne pas opérer de césures dans la politique. La discontinuité est venue depuis...

D'ailleurs cette volonté d'émancipation, cette volonté de laisser l'Africain maître de son destin, le Congrès de 1948 à Toulouse devait la marquer de façon décisive en créant des Indépendants d'Outre-Mer. Nous acceptions qu'il n'y eût pas de MRP en Afrique, pour que l'Afrique pût être entièrement elle-même, pour la préserver des querelles métropolitaines aussi. Nous laissions les Africains choisir leur sort de parti africain, au lieu de les attacher à notre char de parti français.

L'action du MRP ne se distingue pas de la très grande politique africaine de la IVe République. Ce fut, en effet, une très grande politique africaine. Si le sort de l'Afrique francophone s'est distingué de celui du Congo belge, nous le lui devons. Et ce résultat est dû à notre volonté que des Africains se forment au pouvoir dans les assemblées métropolitaines. Les Senghor, les Ahidjo, les Houphouet-Boigny, les Tsiranana y sont venus. Ils y ont appris leur métier de futur chef d’État. On nous accusait de bâtir la maison par le toit. Nos adversaires auraient voulu que, pour commencer, les Africains fussent cantonner au niveau des municipalités. S'en seraient-ils satisfaits, ces hommes qui avaient l'aptitude aux grandes affaires internationales ? Les voyez-vous ces Senghor, ces Houphouet-Boigny ne dépassant ni Thiès, ni Yamoussokro ? Leur dynamisme se fut mué en révolte pour en faire ensuite des leaders sans expérience, ni relations.

Pourtant en même temps qu'à Paris, l'Afrique apprenait à jouer sur le clavier des grands problèmes internationaux, localement elle s'initiait à ses propres affaires. On avait bâti le toit. En même temps, n'en déplaise aux contempteurs, on édifiait les murs. Les assemblées territoriales géraient les affaires locales. Les grands conseils administraient les intérêts des régimes. Partout des hommes apprenaient l'art de gouverner. Au jour de l'indépendance, le général de Gaulle a trouvé à qui en confier le difficile exercice.

Une volonté d'émancipation

Entre temps, le Code du travail Outre-Mer, déposé par Paul Coste-Floret, rapporté par Joseph Dumas, défendu au Parlement par Pierre Pflimlin apprenait aux Africains que l'égalité des droits n'était pas un vain mot.

À Pierre-Henri Teitgen est revenu de parfaire cet édifice à la fois en mettant au point une loi sur les municipalités africaines et en déposant la loi-cadre qui consacrerait l'évolution des treize années précédentes. Cette loi-cadre n'a pas survécu, non qu'elle fut défectueuse, loin de là, mais parce que les événements allaient précipiter, sans gradation ni transition, les pays africains dans l'indépendance.

Les événements ? Le vent de révolte qui souffle en mai 1958 sur la Métropole se répercuta sur les autres pays de l'Union française. Les révolutions sont presque toujours contagieuses, mais de façon souvent inattendue et contre le gré de leurs auteurs. L'édifice métropolitain ébranlé, les autres pays devaient être d'autant plus tentés de prendre leur liberté sans attendre.

Plus lourd de conséquences, peut-être, le caractère inadapté de la Constitution de 1958 qui revenait très en arrière. Ceux qui accédaient au pouvoir nourrissaient, en effet, d'étranges illusions. Ils pensaient arrêter, par leur seule présence, le cours de l'Histoire. Ne partageaient-ils pas les illusions de leurs supporters, les pieds-noirs en révolte ? Pourtant, je me rappelle la visite d'un sénateur africain, depuis ministre d'un État dont il assura la prospérité, venu me voir dans mon petit bureau de la rue de Poissy pour me faire part de son inquiétude – telle était la pensée du pouvoir de l'époque – si on refusait aux Africains le droit à l'indépendance. Ne soyons pas surpris qu'une communauté aussi réactionnaire n'ait duré que le temps pour le général de Gaulle de constater, avec lucidité, que ce titre de la Constitution était caduque avant de naître.

Une coopération avant la lettre

Donner des pouvoirs politiques sans assurer le mieux-être économique eût été un leurre. Dès 1945, Louis Aujoulat demandait un plan. Son vœu a été réalisé par le plan décennal. On peut attacher le nom de Paul Coste-Floret, à sa première tranche et celui de Pierre Pflimlin à la seconde. À l'expiration de ce plan, le revenu national des États africains avait considérablement augmenté. La politique de coopération portait dès cette époque ses fruits, même si elle était avant la lettre. J'en apporterai une preuve : le rapport Aujoulat jetait un cri d'alarme parce que l'Afrique noire se dépeuplait, décimées par les endémies et les famines. En 1958, on s'inquiétait au contraire de voir le taux de la natalité avec 3,50% dépasser même celui de l'Algérie. Entre temps, on avait apporté la nourriture et la santé.

Parmi tous nos amis qui ont travaillé à cette œuvre, je n'en citerai qu'un seul, parce qu'il fut un des plus purs, parce qu'il a vécu à fond notre idéal : André Peytavin. Au jour où disparaît le MRP, je l'évoque avec ses yeux clairs, son sourire un peu timide et ses cheveux mal plantés. Comme responsable des étudiants de la Seine d'abord, comme vétérinaire à Bamako puis à Dakar, comme ministre des Finances du Sénégal pendant sept ans, il a vécu notre idéal. Il l'a incarné dans les faits, édifiant l'Afrique des Africains. Il en est mort43 .Pour une Algérie communautaire

Et l'Algérie ? Avec son rapporteur Foulupt Esperaber, le MRP a attaché son nom au statut de 1946. Appliqué, celui-ci eût évité le drame qui se déroula depuis. En effet, il remettait progressivement le sort de l'Algérie entre les mains de tous les Algériens. Les gros colons ont préféré le saboter. On a truqué les élections. On a, d'exactions en exactions et de déni de justice en déni de justice, jeté les Algériens dans la révolte. Et depuis lors, le MRP n'a jamais eu le droit de pénétrer au Gouvernement général de l'Algérie, ni de faire semblant de commander depuis la place Beauvau ses gouverneurs généraux.

Résoudre la question algérienne c'eût été faire cohabiter ceux qu'on appelait les Algériens d'origine européenne avec ceux qu'on appelait les « Algériens de souche ». Nous n'admettions pas que l'écrasement d'une des deux communautés par l'autre fut une solution. Pour leur cohabitation, nous avions proposé, notamment à travers la loi-cadre, des solutions qu'ont toujours amputées et rendues inefficaces ceux mêmes qui avaient saboté le statut de l'Algérie. En effet, nous voulions éviter et les ratonnades et que les Français, qui, sauf exception, n'étaient pas de « gros colons », mais de pauvres gens, fussent « rejetés à la mer ». Or, nous savions, nous qui pourtant n'avions pas parlé de « Français à part entière de Dunkerque à Tamanrasset », que la proclamation de l'indépendance signifierait et l'une et l'autre. Devant l'Histoire, quelqu'un en a pris la responsabilité.

Et puis, depuis ce printemps, n'avons-nous pas compris tous les prolongements de l'impérialisme arabe et qu'on pouvait ne pas se résigner d'avance à les subir ?

Les vraies responsabilités indochinoises

Dans l'affaire d'Indochine, nous sommes impliqués, certes, comme le sont tous les partis politiques français. Les communistes, eux aussi, étaient au pouvoir quand le gouvernement provisoire s'est engagé dans une action promise à l'échec. Notre pays, sortant de la guerre, n'avait pas compris l'événement. Pourtant, ce n'est pas nous qui avons envoyé là-bas le haut-commissaire qui a brouillé toutes les cartes et poussé à une intervention sans issue : l'amiral Thierry d'Argenlieu. Je ne suis pas seul à pouvoir témoigner que Georges Bidault a dépensé des efforts, malheureusement sans succès, pour que le général de Gaulle nommât plutôt le maréchal Leclerc, qui avait, et Bidault le savait, compris le nationalisme indochinois.

On nous a reproché aussi le recours à Bao Daï. Qu'on regarde le calendrier, on verra que ce recours fut préparé, non par Paul Coste-Floret, qui n'est arrivé rue Oudinot qu'à la dernière minute, mais par M. Marius Moutet et par le haut-commissaire Bollaert. De cette politique, Jean Letourneau ne devait être que l'héritier, comme il a été l'héritier de l'impasse politique et militaire créée par l'amiral Thierry d'Argenlieu, un héritage qu'on maintenu sur ses épaules, à coup de supplications et d'appel à la conscience, ceux mêmes qui depuis l'ont le plus vilipendés. Ferai-je pourtant de la « solution » Bao Daï un grief à Moutet, à Bollaert ? On oublie parfois, quand on écrit cette histoire que, les ponts rompus avec les nationalistes par les soins de Thierry d'Argenlieu, l'option se trouvait entre les mains de Bao Daï et.. Diem.

Mais la France est partie du Viet-Nam... En a-t-il trouvé la paix ?

Politique insuffisante aux protectorats

Quand je retrace l'histoire de l'outre-mer pendant la IVe République, je me sens fier du rôle que le Mouvement a joué dans l'évolution de l'Afrique, je constate que nous avions vu juste pour l'Algérie, je vois que, pour l'Indochine, les vraies responsabilités se situent ailleurs que chez nous. Au contraire, je reconnais que, pour le Maroc et la Tunisie, nous avons été fourvoyés.

Certes, l'éviction de Mohammed V n'est pas imputable à Georges Bidault. « L'Express » a divulgué ses télégrammes de l'époque. Ils le disculpent entièrement. Mais ceux des nôtres qui occupèrent le Quai d'Orsay ou bien n'ont pas pu, ou bien n'ont pas vraiment voulu faire évoluer le statut de protectorat. Robert Schuman n'y a pas réussi. Georges Bidault n'en a pas vu l'urgence, ni peut-être même la nécessité. On discutait encore de la loi électorale pour Casablanca quand déjà le retour à la pleine indépendance était imminent.

Dans un article de la Nef, Robert Schuman a expliqué l'impossibilité d'être obéi par des proconsuls (parfois un maréchal de France, et Juin fut le plus néfaste de nos Résidents généraux) qui touchaient directement le Président du Gouvernement et certains éléments de la majorité parlementaire par-dessus le ministre des Affaires étrangères. Néanmoins Georges Bidault ne me semble pas avoir compris que l'Histoire ne se vit pas dans l'immobilisme des palimpsestes et que laisser le Maroc à la dictature des bureaux de Rabat (les onze dictateurs de la résidence) menait à l'éviction de la France.

Peut-être dans mon témoignage ne retiendra-t-on que l'aveu de cette erreur. Ainsi va la politique. Bidault ne l'a pourtant pas commise seul et certains des apologistes actuels de la décolonisation ont soutenu le maréchal Juin voire le général Guillaume, quand celui-ci menaçait les Marocains de leur « faire manger de la paille ». mais au regard de l'insuffisance radicale de notre politique en Tunisie et au Maroc, j'apporterai cette œuvre que nous, du MRP, nous avons accomplie en Afrique noire et cette décolonisation progressive qui a évité à ce continent le chaos du Congo belge. J'apprécierai que ce que nous avons entrepris pour que l'Algérie connût cette même décolonisation progressive. Je le répète : en appliquant le statut de 1946, on évitait la catastrophe.

:-:-:-:-

Je n'écris point ces lignes dans un souci assez vain de justification pour mes amis qui alors menèrent le jeu. J'ai trop perdu le goût de l'action politique pour éprouver un tel souci. Mais le MRP ce fut pour nous beaucoup plus que l'adhésion à une formation : un engagement de la personne.

Aussi est-ce en termes de fidélité à soi-même que je parle de ce passé, non point en termes de politique, mais comme un examen de conscience. Et pour mes camarades qui furent au gouvernement, comme pour nous autres, simples militants, je garde la tête haute.

 


43 Je signale que vient d'être créée une association des Amis d'André Peytavin, avec pour président d'honneur Léopold Senghor, et comme président effectif, Alain Poher.